Malgré la répression, des milliers de personnes ont réussi à converger vers l’état-major, marquant un tournant dans le mouvement de contestation du président Al-Bachir amorcé en décembre.
Et soudain, Khartoum s’est retrouvé dans la rue… appelant les militaires à rejoindre un mouvement de contestation général et généreux, qui a démarré fin décembre en province, pour s’allumer aux quatre coins d’un pays qui étouffe dans une crise économique sans fin venue clore le règne de trente ans du maréchal Omar Al-Bachir. Dans le centre de Khartoum, la capitale, des centaines puis des milliers de personnes, puis une foule colossale a convergé samedi 6 avril vers l’état-major des forces armées, un bâtiment morne qui se trouve non loin de l’aéroport.
L’organisme qui dirige les manifestations dans la clandestinité, l’Association des professionnels du Soudan, a alors lancé un appel à l’armée pour que ses responsables prennent le parti des manifestants, dont les responsables ont élaboré, depuis le 1er janvier, un plan de transition politique qui mette fin au pouvoir du président Al-Bachir et à la crise économique qui fait rage au Soudan.
Il a fallu des semaines de préparation, dans la clandestinité, pour en arriver à cette folle journée qui s’est poursuivie dans la nuit. Une date, destinée à rester dans les mémoires, qui coïncide avec un autre samedi, le 6 avril 1985, lorsqu’un mouvement populaire de masse avait été, à l’époque, à l’origine de la chute d’un pouvoir militaire. Le symbole est fort, mais il ne suffira pas. Toutefois, en arriver à ce stade relève déjà du miracle. Des comités ont travaillé d’arrache-pied pour tout coordonner afin de permettre que la foule retrouve le courage de descendre dans les rues, en masse, pour réclamer un changement de pouvoir. A Khartoum, la capitale, les milices et les services de sécurité s’étaient déployés depuis l’avant-veille pour tenter d’intimider les manifestants. Et ils ont de solides arguments.
Nafie Ali Nafie, ex-cerveau du pouvoir, dirigeant du mouvement islamiste, et ex-responsable des services de renseignement (le NISS), dont les forces spéciales sont le fer de lance de la violence contre les manifestants, avait appelé les milices islamistes (qui existent dans de nombreux secteurs du pays, jusque dans les universités et sont armées), à venir tabasser les manifestants, appelant en somme à une forme de scission du pays. Elle n’a pas eu lieu. Mais, alors, où sont les forces de sécurité, où sont les hommes qui interviennent presque chaque jour depuis le 19 décembre pour faire taire les dissensions ?
Etat d’urgence proclamé le 22 février
Ils sont désormais omniprésents, au Soudan : des nervis, en uniforme ou pas, qui sont lâchés par grappes depuis des pick-up avec mission de passer à tabac sans distinction d’âge ou de sexe les participants à toute manifestation. Depuis la proclamation de l’état d’urgence le 22 février, ils entrent aussi dans les maisons, pillent, saccagent, et entraînent leurs proies dans les « ghost houses », les maisons de torture dont disposent les services de renseignement. Les tirs de lacrymogène ? A bout portant, de préférence, y compris dans les maisons. Les tirs de kalachnikov ? Naturellement.
Il y a eu au moins 60 morts depuis le début du mouvement de protestation, comme vient de l’établir un rapport diffusé vendredi par l’organisation Physician for human rights (PHR), qui a travaillé avec des médecins soudanais ou du moins ceux qui ont échappé aux arrestations : ils sont actuellement 360 dans les geôles secrètes ou les prisons soudanaises. Certains ont eu les mains brisées à coup de crosse de kalachnikov ou de tuyaux de plomb pour qu’ils ne puissent plus apporter de secours aux centaines de blessés.
Anniversaire
Ces derniers mois, la férocité de la répression n’avait pas éteint, cependant, le feu de la contestation. Cette contestation ne se voyait que lors de rapides rassemblements, de jour comme de nuit, toujours très localisés en raison des violences. On a retrouvé des jeunes gens bizarrement noyés après des semaines de disparition. On interdit les autopsies. Les familles qui protestent risquent de connaître le même sort.
Ce samedi 6 avril, en revanche, tout a été conçu pour triompher de la peur, des coups, des balles et marquer un anniversaire crucial, celui du début des grandes manifestations de 1985 qui ont conduit au renversement du pouvoir militaire du général Nimeiri. Ce mouvement de masse était parti des milieux intellectuels, des syndicats, des professeurs et des étudiants. Il n’avait abouti à un changement de pouvoir que lorsque l’armée s’était rangée du côté des manifestants, lesquels avaient créé un mouvement gigantesque, avec des manifestations qui avaient jeté tout le Soudan dans les rues.
Trente-quatre ans plus tard, des vétérans de 1985 sont encore là, et ils font partie des comités qui gèrent, en secret, différents aspects du mouvement. Ils ont eux aussi convergé vers la grande étendue devant l’état-major des forces armées soudanaises. Mais après trois décennies, l’armée ne risque pas de jouer le rôle de pivot qu’elle avait eu en 1985, comme elle l’avait déjà joué en 1964.
Clientélisme
Car depuis l’arrivée au pouvoir d’Omar Al-Bachir lors d’un coup d’Etat en 1989 (il y aura trente ans, donc, dans quelques semaines), ce corps de l’Etat a été soigneusement neutralisé. La troupe, les officiers subalternes, sont tenus à l’écart. Le pouvoir a coopté les généraux pour en faire des alliés et des obligés du réseau de clientélisme, comme l’ont été les syndicats, et la plupart des partis politiques, hormis, à peu de chose près, le Parti soudanais du congrès (PSC) d’Omar Al-Digeir.
Ce dernier, arrêté pendant plus de soixante jours, a été libéré récemment, mais il lui est interdit de voyager, ou de tenir des réunions publiques. Les principaux acteurs du mouvement de contestation (dont les noms sont secrets) sont arrêtés, même si leurs geôliers ne sont certains de leur rôle exact dans le mouvement.
Dans ce climat, la manifestation de ce samedi, qui s’est prolongée dans la nuit comme une fête, avec chants, klaxon, éruptions de joie, montre l’enthousiasme indestructible des Soudanais malgré plus de cent jours de répression, et fait la preuve de la teneur pacifique des participants aux rassemblements qui ont eu lieu, en dehors de Khartoum, dans plusieurs parties du pays, dont Port Soudan, le port sur la mer Rouge qui est vent debout contre le pouvoir depuis des mois. Ou dans d’autres villes où bout la contestation, comme Gedaref ou Wad Madani. Il n’y a pas eu un pillage, et aucune destruction à part quelques locaux du parti au pouvoir, le NCP (Parti du congrès national).
Seule ombre au plateau : un civil a succombé à des blessures subies lors d’une « émeute » à Omdurman, ville jumelle de la capitale soudanaise, relate le porte-parole de la police, le général Hashim Abdelrahim, à l’agence de presse officielle soudanaise Suna. Un comité de médecins, qui faisait partie du comité d’organisation, a précisé que la personne décédée était un médecin.
Une source jointe sur place dans la capitale soudanaise en début de soirée témoigne :
« Les services de sécurité avaient bloqué en théorie tous les accès au centre de Khartoum, et notamment tous les ponts, mais des tas de gens se débrouillent et font des détours, mais ils sont en train d’arriver. Des heures après le début de la manifestation, il y a des tas de gens qui arrivent. Ils vont rester toute la nuit, et sans doute cela va continuer demain. Ils viennent d’Omdourman, de Karthoum Nord (Bahri), et du Sud de Karthoum.
Mais il y a aussi des quartiers où inversement les jeunes bloquent les routes, pour empêcher la circulation des services de sécurité. Quelque chose est en train d’arriver, on n’avait encore jamais vu ça depuis décembre. »
Cette manifestation de masse est une première, dans le contexte de la façon dont s’est structuré un mouvement parti, en décembre, d’une contestation de l’augmentation des prix dont celui du pain, pour immédiatement se cristalliser en une vaste vague de ras-le-bol face à un pouvoir qui repose, essentiellement, sur des escouades de nervis juchés sur des pick-up et des services de renseignement tout puissant, dont le chef, Salah Gosh, détient une partie de la réponse à la suite des événements dans le pays.
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